Nous sommes en 1985. Philippe Ramou a 24 ans. Plein d'enthousiasme et de naïveté, ce jeune expatrié débarque un beau matin dans un petit pays d'Afrique où il doit enseigner pendant deux ans l'économie à l'Institut Polytechnique dans le cadre d'une mission de Volontaire du Service National. Face à lui il y a Joseph, le narrateur principal. Il va devenir son boy. Sauf que l'on comprend dès le départ que ce joue quelque chose : qui est en fait ce Joseph, qui joue clairement un rôle ? Travaille-t-il vraiment pour la Sûreté ou le fait-il seulement croire ? Que cherche donc celui qui semble connaître tout le monde, et dont on sait depuis les premières lignes du roman qu'il pourrait se passer de travailler devant "la liste de [s]es possessions" ? Quel est son secret que cherche à découvrir Fortunata, son amante qui sirote des « Cannibale Blues » - le cocktail à la mode ? Et pourquoi a-t-il choisit Philippe Ramou ? Il faudra attendre les dernières pages du livre pour enfin comprendre.
Ecrit avec une double narration (le texte principal est le point de vue de Joseph, avec des chapitres montrant celui de Ramou, écrits en italique), on retrouve un peu du Voyage au bout de la nuit de Céline dans le style de ce livre. Le langage est parfois relâché, avec des indications conventionnelles de faits d'oralité (comme chez Céline), mimant l'acte de la parole, et le caractère populaire (le ça fréquemment utilisé chez Céline comme chez Hammer) : "Je m’applique à prendre le mieux que je peux l’accent des faubourgs, moins pour Ramou que pour les boys qui officient dans les maisons avoisinantes. C’est une vieille tradition chez nous que d’espionner. [...] Il ne me déçoit pas non plus lorsqu’il m’invite à m’asseoir à sa table, pour goûter avec lui ce petit déjeuner de roi. Je refuse doucement mais fermement ; il insiste maladroitement, enfin, Joseph, ça me ferait tellement plaisir, sinon j’ai l’impression d’être un esclavagiste ! Je reste ferme, mais non patron, je vois bien que tu es gentil, tu n’es pas un esclavagiste, mais ça ne se fait pas, si moi je m’assieds avec toi, après les autres vont le voir, ils vont dire des choses sur moi, et mes enfants en pâtiront, non s’il te plaît patron, ça amènerait le malheur sur ma maison."
La vision de Ramou est pleine de naïveté, limite obséquieuse dans sa démarche pour s'affranchir de ce qu'il pense faire partie des clichés sur l'Afrique, de celui qui veut en quelque sorte rattraper les erreurs passées de la colonisation, qui renie son sentiment de supériorité qui pourtant suinte de ses observations. Dans son journal, il écrit ainsi : "Serai-je capable, à ma manière, d’apporter une contribution, même modeste, au redressement de l'Afrique ? [...] Il n’est question ni de me voiler la face ni de rejeter sur autrui les responsabilités qui m’échoient". Et plus tard : "Modestement, à mon échelle minuscule, je tente d’apprivoiser ce continent. La tâche est immense, mais je refuse de me décourager. Ainsi, par exemple, de ce petit marchand ambulant que Bonaventure avait chassé le jour de mon arrivée en le traitant de voleur. J’avais peur qu’il n’ose pas revenir. Heureusement, une semaine après cette scène regrettable, il a frappé timidement à la porte. Les yeux baissés sur ses sandales, le pauvre semblait prêt à déguerpir au moindre signal de ma part. Je lui ai parlé doucement, avec le respect que tout être humain doit à son semblable, et je l’ai rassuré."
Dans cette plongée subtile dans le microcosme des coopérants occidentaux et des expatriés de la Françafrique, on pourrait penser au paternalisme du fameux discours de Dakar prononcé par le président Sarkozy en 2007 ("l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire"), dont Ranou semble se défendre sans cesse : "un authentique courant de sympathie, fondé sur le respect mutuel, circule entre le directeur de l’Institut et moi". Dans le discours de Sarkozy (rédigé par son conseiller Henri Guaino) beaucoup de commentateurs avaient noté l'antagonisme entre un certaine forme de racisme, dénoncée par Doudou Diène qui a déclaré à la tribune de l'ONU que "dire que les Africains ne sont pas entrés dans l'Histoire est un stéréotype fondateur des discours racistes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles", et la défense d'Henri Guaino qui au contraire explique que "le discours de Dakar n'exprime aucun sentiment de supériorité. Il parle aux Africains non comme à des enfants mais comme à des frères".
Ici, au contraire, l'autrice souligne avec ironie les à priori de l'homme blanc vis à vis de l'Afrique. Il apparaît vite que le jeune blanc, Ramou, si empressé de "bien faire", mais perclus de préjugés qu'il dit vouloir écarter (il écrit par exemple "Quand, à la fin de chaque leçon, je dicte aux étudiants ce qu’ils doivent retenir, ils boivent littéralement mes paroles, soucieux de n’en rien perdre. Quand je pense qu’au début, aveuglé par mon élitisme, je m’étais insurgé contre cette pratique !"), est manipulé par les Africains du pays, en premier lieu Joseph, sans qu'il comprenne ce qui se joue. On s'amuse lorsque Ramou parle ainsi du directeur de l'école : "L’honnêteté, la croyance dans le progrès, l’humanisme dans le vrai sens du terme, ainsi que l’amour des petits et la haine des puissants qui se servent de leur position pour leur bénéfice personnel, au lieu d’oeuvrer pour que chacun puisse parvenir au bonheur. Oui, tout cela, Bonaventure le partage avec moi, et il a autrement plus de mérite de croire à ces idéaux, étant né comme il l’est en terre africaine, où il a vu chaque jour l’homme blanc bafouer les principes mêmes qu’il lui inculquait". Or le lecteur sait que celui-ci "passe son temps à trafiquer, en particulier les devises, qu’il s’en met plein les poches" et devine qu'il fait partie du jeu de Joseph.
Romancière, scénariste et réalisatrice, Béatrice Hammer a déjà publié une quinzaine d'ouvrages chez différents éditeurs (notamment le Mercure de France, les éditions du Rouergue, le Serpent à plumes, Arléa etc.). Ses livres lui ont valu régulièrement des prix, en particulier des prix de lecteurs (prix Goya, Festival du Premier Roman de Chambéry, Prix de l'Université d'Artois, Prix Tatoulu, Prix Livre mon ami, prix Papyrus etc.). Cannibale blues, son plus grand succès, a été la sélection Attention Talent des libraires de la FNAC. Elle a accepté de répondre à nos questions à l'occasion de ce livre.
Dans quel cadre êtes vous partie à l'étranger ? Pourquoi ?
Je suis partie à l'étranger, il y a longtemps, pour rejoindre mon amoureux de l'époque. Comme Philippe Ramou dans Cannibale Blues, il était VSN (Volontaire du Service National).
A l'époque, l'expérience de la vie à l'étranger me tentait, et j'ai saisi cette opportunité. Une fois sur place, je me suis aperçue que la réalité était un peu différente de ce que j'imaginais. Au lieu de trouver du travail, comme je l'espérais, je me suis retrouvée « femme au foyer », avec un boy dans la maison ! Je n'étais pas préparée à cette vie, et, comme Philippe Ramou, j'ai eu un peu de mal à m'adapter…
Comment vous est venue l'idée de ce livre ?
Le séjour de 9 mois que j'ai fait en Afrique, et les difficultés que j'y ai rencontrées, le mal que j'ai eu à m'habituer à ce que l'on attendait de moi ne sont certainement pas pour rien dans la conception de Cannibale Blues.
Parce que je suis persuadée que l'humour est indispensable pour appréhender le monde et le faire évoluer, j'ai eu envie de rire (et, j'espère, de faire rire), en racontant une histoire où celui qui détient le pouvoir n'est pas celui qu'on croit. C'est ainsi qu'est née l'idée d'un domestique qui serait le réel « maître » de celui qu'il est supposé servir, comme dans The Servant, le superbe film de Joseph Losey.
Quelle est la partie que vous préférez dans votre livre ?
Mon roman comporte deux grandes parties. La première correspond à la première année scolaire passée par Ramou en Afrique. On y voit évoluer et interagir Ramou et Joseph, et on s'immerge dans le petit monde des expatriés.
La deuxième partie, qui correspond à la deuxième année scolaire passée en Afrique par Ramou, voit un personnage, jusque-là secondaire, prendre une importance cruciale : il s'agit de Fortunata, la « Vénus africaine », comme la nomme le pauvre Ramou, qu'elle trouble beaucoup. Fortunata, qui entretient une liaison avec Joseph, décide de découvrir le secret de celui-ci, et elle mène l'enquête tout au long de cette partie.
J'aime beaucoup ce personnage de femme libre, pleine de vie et d'intelligence, qui prend, à son tour, le pouvoir sur Joseph. Je n'avais pas prévu qu'elle aurait autant d'importance, et je suis ravie qu'elle se soit imposée à moi dans l'écriture. Pour cette raison, je pense que je préfère la deuxième partie de mon livre.
Quelle était la partie la plus difficile à écrire ?
Ce qui a été le plus difficile, dans l'écriture, a été de parvenir à révéler au lecteur le secret de Joseph bien que celui-ci ne veuille pas en parler. Quand un narrateur a un secret qu'il n'a l'intention de révéler à personne, comment faire ? Je me suis creusé la tête un bon moment sans trouver le moyen de contourner cette difficulté. Et puis un jour, j'y suis parvenue. Ou plutôt… Fortunata y est parvenue ! Elle m'a tirée d'affaire, et je pense que c'est grâce à elle que j'ai pu finir mon livre.
Le livre est subtil, non seulement dans son procédé narratif (double narration) mais aussi dans ses concepts: n'avez vous pas craint de tomber dans les travers occidentaux envers l'Afrique (en terme d'image) ou bien d'être mal comprise?
Si, bien sûr ! C'est la magie de l'écriture : le sens d'un texte, c'est au lecteur de l'inventer. Une fois un livre écrit, l'auteur ne maîtrise plus rien. De ce fait, il est toujours possible qu'un lecteur se méprenne sur les intentions de l'auteur. Ce risque est d'autant plus grand que l'on manie l'humour : il y a toujours une possibilité pour qu'un lecteur ne comprenne pas l'ironie, prenne un propos au pied de la lettre. Sur les sujets du racisme, du post-colonialisme, les choses sont particulièrement délicates. J'espère que mon texte est assez clairement satirique pour qu'il n'y ait pas de malentendu.
Travaillez-vous actuellement à d'autres projets liés à votre expérience de l'expatriation ? Un autre livre ?
La question des rapports entre des cultures différentes est un sujet qui me passionne depuis mon expérience de l'expatriation, et qui m'a donné des idées de livres. J'ai publié un roman pour la jeunesse (Le Fils de l'océan) qui raconte l'histoire d'un garçon qui, après avoir découvert qu'il avait été adopté, part en Polynésie à la recherche de ses racines et de sa mère biologique. Et j'ai aussi un projet de roman historique, inspiré de faits réels, qui met en scène l'arrivée des premiers maristes en Nouvelle-Calédonie, en 1848, leur installation parmi les Kanaks, et ce qui s'en est suivi. Cette histoire est extraordinaire !